La Chock Room - Cédric Detienne

n° 54

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les ateliers du ri3

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Vos contributions sont attendues : 3500 signes, c’est bien.

danielroy@wanadoo.fr ; herve.damase@orange.fr

Modérateur : Jean-Robert Rabanel

« ÉVALUER TUE »

La Chock Room

Cédric Detienne

Marie Bremond (Le feuilleton n°52) fit la connaissance de Michael dans un centre aba. Je voudrais également partager avec vous une rencontre - si l’on peut dire - que j’ai faite avec un enfant autiste de cinq ans, nommons-le Jo.

Afin d’« établir et maintenir des interactions humaines normales », il lui a d’abord été proposé dans le centre aba (l’Institut Neuropsychiatrique ucla, en Californie) un « traitement » comportemental à base de bonbons et de claques. Mais sans succès. L’équipe ne savait plus quoi faire avec Jo, comme avec quelques autres enfants dans le centre.

Un 5 juillet, Jo est emmené dans une pièce de trois mètres sur trois. Sur le sol, il y a des lamelles métalliques sur toute la longueur. Jo n’est pas seul. Un adulte est au fond de la pièce et lui ordonne « Viens ici ! », cinq fois par minute, cela pendant vingt minutes.

Cinq jours plus tard, même pièce, même ordre. À côté de la pièce, derrière un miroir sans tain, un groupe d’« observateurs » évaluent le comportement de Jo. Lorsque l’ordre « Viens ici ! » est donné, un premier observateur appuie sur un bouton (et le signal est enregistré). Si Jo se dirige vers l’adulte dans la pièce suite à cet ordre, un autre observateur appuie sur un second bouton. Un troisième observateur maintient appuyé un autre bouton lorsque Jo a un « comportement pathologique » (« colère ou stéréotypie »). Il relâche le bouton lorsque le comportement cesse. Cette évaluation permet aux « observateurs » d’affirmer que « les comportements pathologiques occupent 65-85% du temps et [que] les contacts physiques sont absents ».

Une semaine plus tard, et durant trois jours consécutifs, Jo est à nouveau emmené dans la fameuse pièce. Cette fois, des électrodes sont posées sur la peau. Ses chaussures et chaussettes sont retirées. Un adulte se place devant lui, un autre, derrière. De manière identique à la semaine précédente, l’adulte face à lui le regarde et lui ordonne « Viens ici ! » À cet instant exactement, Jo est électrocuté (par un « observateur ») jusqu’à ce qu’il se déplace en direction de l’adulte en face de lui. L’autre adulte, derrière lui, le « pousse » vers l’adulte face à lui s’il n’a pas le « comportement adéquat ». La séquence se répète une centaine de fois par jour. De même, dès que Jo tourne sur lui-même, ou utilise « un objet de manière inappropriée », il est électrocuté et un adulte lui lance un « Non ! » La charge électrique est suffisamment puissante pour être plus insupportable que l’insupportable du contact avec l’adulte.

Durant les dix mois suivants, Jo est régulièrement emmené dans cette pièce, mais sans électrodes sur la peau parce qu’à l’ordre « Viens ici ! », il se dirige enfin vers l’adulte, et qu’à l’ordre « Non ! », il arrête son « comportement pathologique ». Jusqu’au jour où Jo refuse à nouveau de se tourner vers l’adulte présent dans la pièce : l’électrocution reprend alors trois jours durant.

Jo avait cinq ans en 1964. Il fut un des premiers enfants autiste à subir les tortures comportementales conçues par I. Lovaas, le fondateur de l’aba appliquée aux enfants autistes. À partir des années 80, Lovaas modifiera la forme de sa « méthode », mais non l’esprit : l'électrocution est remplacée par « le programme d’intervention intensif ».

(Ce qui est entre des guillemets dans ce feuilleton fait référence au contenu de l’article de Lovaas I., Schaeffer B., Simmons J., 1965, « Building Social Behavior in Autistic Children by Use of Electric Shock », in Journal of Experimental Research in Personality, Vol.1)