Accueillir ce qui ailleurs s’éconduit - Philippe Lacadée


n° 56

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les ateliers du ri3

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Vos contributions sont attendues : 3500 signes, c’est bien

danielroy@wanadoo.fr ; herve.damase@orange.fr

Modérateur : Jean-Robert Rabanel

« TRACE DE TRAVAIL »

Accueillir ce qui ailleurs s’éconduit

Philippe Lacadée

Je vous propose une série en trois temps :

Temps I : Accueillir leur langue

Il est important, surtout lorsque l’on accueille dans nos différentes institutions,des jeunes patients de ne pas oublier que les mots dont nous faisons usage, ont tous une étymologie précise. Ainsi notre façon de parler et de dire des mots peuvent avoir une influence sur la façon dont nous nous occupons d’eux. On verra pour certains comment même le signifiant adolescent peut les perturber jusque dans leurs pensées et leurs corps. Dans le DSM IV nous trouvons ainsi une rubrique Troubles de la conduite qui est une sorte de fourre tout clinique où l’on trouve des cas d’adolescents psychotiques qui sont simplement présentés comme personnalités délinquantes ou antisociales. Sans que l’on ait jamais dans les cas cliniques présentés, une seule référence à leurs dires. Est seulement mise en évidence la conduite antisociale , sans aucune notion de la position thérapeutique du praticien qui ne se réfère qu’à l’application de techniques cognitivo-comportementales, et ce afin d’adapter le jeune à un schéma comportementale préétabli. Il est tout simplement demandé au thérapeute « de faire confiance au temps car il est de son côté car la plupart des patients semblent acquérir de la maturité et s’amender spontanément sans évoluer à l’âge adulte vers une personnalité antisociale ». Nous verrons comment Armand traite lui ce temps perturbé et ce signifiant qu’est l’adolescence.

Ainsi le mot Conduite vient du latin Conducere , composé de cum et de ducere qui veut dire « faire aller avec soi, dans un même lieu. » Selon le contexte,ce mot s’est modulé en accompagner , accompagner pour mettre en sûreté . L’extension du sens de ce mot s’est plutôt faîte par la valorisation de l’idée d’orientation aux dépens de celle d’accompagnement, tout en donnant aussi à ce mot le sens de ce qui peut exprimer l’idée de pousser à certains actes.

Nous accueillons donc des adolescents qui au nom de leurs symptômes, de leur handicap ont été conduits hors des lieux où ils devraient être. Quelque chose de leur façon d’être n’a pas convenu, n’a pas pu être dit de la bonne façon d’où le fait qu’on les ait refusés. On les a éconduits en les orientant vers des lieux de soins.

Econduire, lui est l’altération de escondire, qui veut dire « s’excuser, refuser, repousser », vient de Escondicere, réfuter une accusation et s’excuser , composé de condicere « conduire un arrangement » et de dicere « dire. »

Voilà ce qui peut donner un sens précis à notre action au Centre de jour La demi-lune : une idée d’orientation dans notre travail pour accompagner certains adolescents, qui de par leurs souffrances psychiques sont plus poussés à l’acte qu’au dire. Cet accompagnement ne concerne pas que les soins, il s’oriente aussi à partir de la psychanalyse, vers une éthique du dire et de la recherche. Ce lieu est un lieu d’expérience et nous tentons d’introduire aussi les adolescents que nous recevons vers cette discipline de la recherche d’une solution à inventer pour chacun. Cette recherche ne peut se faire sans savoir accueillir leur langue à eux soit ce que Lacan, nomme lalangue. Lalangue est un néologisme inventé par Lacan , qui renvoie en même temps à l’acquisition du langage et à l’imprégnation de la langue, aux sons plus ou moins articulés de l’enfant et à la physique des corps. Il renvoie plus à un usage de jouissance de lalangue propre à chacun (« j’ai le cœur ange » de Jonathan) qu’à un souci de relation ou de communication. C’est cet usage de jouissance si particulier que chacun fait de certains mots qui les isolent ou les persécutent, comme le démontre Armand. Lalangue d’Armand, illustre la jouissance qu’elle véhicule, et qu’il subit à même son corps qui s’en trouve troublé. C’est elle qui le conduit à son insu. Lalangue est donc aussi une affaire de corps.

Temps II : Ateliers d’accueil de leur langue de bois

Ces ados présentent des problèmes d’identifications, soit de nouage de leur corps à la langue qui leur procurent des effets particuliers de jouissance dans leurs pensées et leurs corps.

Ils ont du mal à traduire dans la langue du sens commun leurs émotions, c’est-à-dire à traduire en mots l’excédent de sensations immédiates qu’ils vivent en eux.

Au lieu de choisir le refoulement et la voie d’un symptôme névrotique déchiffrable dans lequel on pourrait trouver une valeur de message et y lire un sens, ils sont plutôt soumis à la volonté de ce qui leur arrive et dans l’impossibilité de médiatiser et de réfréner cette jouissance qui les déborde. Ils présentent alors des symptômes qui ont une valeur d’usage sur le versant de la jouissance et ne se prêtent ni à la lecture, ni à un déchiffrage. Ils souffrent donc de symptômes qui ne se prêtant pas au déchiffrage, les conduisent hors-sens ce qui nécessitent de notre part l’invention de stratégies pour déranger l’homéostase du bla-bla. Ceci exige une clinique sur mesure. Faute de pouvoir user du discours établi, qui leur permettait d’articuler leur désir à la chaîne signifiante d’un discours chiffrant ainsi une part de cette jouissance dans un noyau élaborable et inclus dans la langue, dans cette terre étrangère interne que Freud appelle l’inconscient, soit une Autre scène inclus en eux , ils ont du mal à se tenir dans un lien social. Ils sont pris dans un hors-discours, (Armand) directement branchés sur leur volonté de jouissance qui s’impose à eux parfois de façon ravageante, et vient troubler leurs conduites.

Ils sont souvent submergés par les conséquences de ce qu’ils rencontrent et qui leur procurent des événements de jouissance qui les débordent tellement que leur conduite en est perturbé.

Nous partons justement, de l’accueil de ce qui a été pour chacun éconduit, soit à partir de leur lalangue ce qui les a éconduits du sens commun, pour en faire la base de notre stratégie dans un premier temps au sein de notre action dans le centre de jour, et pour cela nous avons mis en place un dispositif spécial. Nous ne cessons d’inventer, de créer, et de réinventer sans arrêt la prise en charge que ce soit au niveau collectif ou du Un par un, pour que chacun consente à partir de sa lalangue de se nouer à la langue de l’Autre.

Ainsi notre travail consiste, à savoir installer des lieux comme ce qu’on nomme des ateliers dont l’étymologie vient de astelles qui veut dire «petits morceaux de bois » qui reste quand on travaille le bois.

On crée donc des lieux de travail du bois de lalangue de chacun, soit leur propre langue de bois, qui souvent les conduit hors-sens, autour de la création d’un objet. Ce sont comme des lieux de traductions où l’objet n’est pas l’adolescent, mais un accompagnement de lalangue qui le singularise, et qui là se travaille avec lui autour de la production d’un objet. Lalangue se travaille comme si elle était du bois. On s’oriente de la motérialité de lalangue tout en accueillant ses déchets, ces petits morceaux du bois de lalangue, produits, comme traces de jouissance perdue, lorsqu’ils consentent à partir de l’objet produit et extrait, à s’inscrire plus dans la langue articulée à l’Autre. Atelier compter (Jonathan),Atelier musique ( Armand).

Puis de là où il étaient, à cause de leurs troubles de la conduite, éconduits, soit en position d’exclus ou de rebuts, nous les conduisons vers d’autres lieux, où il leur est possible de nouer un certain lien social. Ainsi nous les accompagnons aussi à partir de ce qu’ils produisent ou disent vers l’extérieur que ce soit au Collège, en stage thérapeutique mais aussi au Printemps de poètes ou à un festival du court-métrage.

Nous tenons compte de la perspective ouverte par Freud si bien dite par J Lacan dans cette phrase : « La perspective ouverte par Freud sur la détermination par l’inconscient de l’homme en sa conduite. »

Temps III : Ce qui est déterminant

Ce qui vient de l’Autre est toujours contingent. La jouissance que le sujet y a trouvée est par contre déterminante. Ce qui est déterminant ce ne sont pas les dits ou non-dits parentaux comme tels, ou les dits errants rencontrés sur la scène de La demi-lune, c’est le fait que les sujets les ait investis. Ce qui est déterminant ce n’est pas le fait que telle scène ait eu lieu, ni le sens qu’elle a reçu. Cette scène peut être quelconque, sans signification particulière. L’unique déterminisme est la jouissance qui s’extrait d’une scène quelconque, ( oh le bébé) et qui se répète quand on l’évoque. C’est que le sujet ne puisse pas se séparer de la jouissance qui vient troubler sa conduite. Ce qui trouble sa conduite, c’est le fait que le sujet rencontre un dit, l’investisse en reçoive une excitation pulsionnelle, (plutôt d’ailleurs de jouissance désarrimée) qui elle le détermine en sa conduite. Ce qui le détermine vient de la jouissance qu’il en retire et qui peut lui rendre sa conduite énigmatique.

Tout de la conduite d’un homme n’est pas déterminée par son inconscient, il y a un réel indéterminé qui peut déclencher une tension qui pousse alors l’adolescent à l’agir. Diverses occurrences se font alors jour, que l’on repère comme éléments ou détails déclencheurs que ce soit l’objet regard et voix, la rencontre avec un mot qui s’impose dans le réel pour eux. Et c’est là que se situe notre travail clinique et éthique, soit repérer pour chacun ce qui déclenche en lui ce qui fait événement de corps ou de pensée qu’il ne peut contrôler afin de lui offrir un Autre de médiation possible où il pourra trouver la juste mesure d’une place toujours à inventer avec lui.

Nous essayons de déranger ce dont ils s’arrangent tous seuls : Le « Oh bébé » et le « Une sœur morte et devenu Ange. »

On essaye d’interférer dans la manière dont l’adolescent utilise sa lalangue à ciel ouvert dans La demi-lune, pour se défendre du réel, du vivant dans sa vie. La manière dont chaque adolescent se positionne comme sujet dans le monde passe par le traitement qu’il impose à lalangue qu’il subit. Nous sommes là pour faire apparaître dans le détail la manière dont un adolescent traite lalangue car cela modifie et oriente notre conduite, c’est-à-dire notre façon de les accompagner dans le langage, et notre appréhension de ce qui trouble leur conduite. Il n’y a pas d’autre noyau traumatique pour chacun « que l’apprentissage que le sujet a subi d’une langue entre autres , qui est pour lui lalangue, dans l’espoir de ferrer, elle, lalangue ce qui équivoque avec faire-réel. Lalangue quelle qu’elle soit est une obscénité, ce que Freud désigne –pardonnez moi l’équivoque obrescène, de l’autre scène. » Ce que démontre très bien Armand. Alors la demi-lune offre cette scène cette obrescène qui montre bien que l’objet est inclus dans lalangue de chacun c’est pour ça que nous accueillons lalangue de chacun soit la part de jouissance, sur laquelle nous opérons. Lalangue est obscène, obrescène, et l’adolescent fait partie au titre d’objet, res de lalangue dans laquelle il est immergé, et dans laquelle il est partie prenante. Cerner des comportements, décrire un cri, isoler des phonèmes font partie des moyens que nous avons pour cerner un traitement de lalangue propre et pour l’insérer dans une séquence qui en rend compte. Comme disait Frédéric il « faut traiter les mots », tout en me disant « Philippe, parler ça apaise les mots. »

Ainsi il peut y avoir autre chose qui fait chaîne, lorsque la jouissance se déchaîne dans la conduite, mais c’est alors à nous d’inventer une solution, afin de déranger cet agencement d’une façon souple. C’est là notre style, très bien décrit par l’adolescent qui a fait l’objet en patte à modeler, qui est sur notre affiche , ce petit homme au corps troublé, et qui ne saisit pas toujours très bien notre style emprunt de décalage, de malentendu, et maniant l’équivoque, car il y a dans notre pratique du dire quelque chose qui se distord ,dont nous servons pour ferrer le réel en jeu dans lalangue, soit l’adolescent lui-même comme objet inclus dedans: « Pourquoi tu dis des choses qui ne correspond pas »

Notre style est de ne pas reculer devant lalangue de l’adolescent, et de prendre appui sur l’articulation du sens et du son en nous apparentant au poète, c’est notre version du travail à plusieurs, faire respirer le malentendu, là où se transmet quelque chose de la pulsion. C’est là notre ligne de conduite. Cela offre alors à l’adolescent de ferrer cette lalangue à sa façon c’est-à-dire de la faire réelle d’une façon qui lui soit singulière et praticable dans la langue commune.

Quelque chose de trop - Christine Carteron - Nonette

n° 55

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Modérateur : Jean-Robert Rabanel

« TRACE DE TRAVAIL »

Avec cette première vignette proposée par Christine Carteron, nous inaugurons

l’Atelier électronique « Trace de Travail ».

Vous connaissez déjà l’Atelier « Évaluer tue ».

À vos claviers !

Quelque chose de trop

Christine Carteron - Nonette

Allant à la rencontre d’un père raccompagnant son fils après une fin de semaine en famille, je le salue en lui tendant ma main qu’il serre pour la première fois depuis plusieurs années. J’ai froid en cette toute fin de journée ; lui me parle du temps qui s’est rafraîchi.

Le fils, portant d’un côté son sac de voyage, se bouchant l’oreille avec son autre main, se penche sur l’épaule de son père qui lui dit : « Ah ! Alors ? On se dit au-revoir ? Au-revoir Paul-Maxime ! » Le jeune homme se faufile dans l’institution à travers le portillon que je maintiens ouvert.

Seule avec ce monsieur, je lui demande des nouvelles de sa dame. Après une exclamation accompagnée d’un très léger balancement du corps vers l’arrière, il me dit qu’elle est perturbée à propos « des produits de nettoyage ». Pensant aux produits ménagers, je lui demande si c’est parce qu’elle n’en trouve pas qui soient efficaces. Il me répond : « C’est pas ça. C’est à propos des produits de toilette de Paul-Maxime. » Puis il ajoute : « C’est disproportionné. Je trouve que c’est exagéré. D’ailleurs j’ai enlevé le mot qu’elle a écrit. Je l’ai là. » Il tapote sa poche. Je lui dis alors que si sa femme a écrit un mot à notre adresse, c’est peut-être important que nous puissions en prendre acte, car c’est sûrement important pour elle aussi. Il semble hésiter un tout petit peu, reparlant de quelque chose d’excessif, évoquant le fait que s’il le fallait il donnerait bien la moitié de sa paye pour acheter ces produits.

Je lui fais remarquer que ces produits sont en lien avec le corps, et que c’est souvent un peu compliqué pour chacun d’avoir à faire à ce qui est en lien avec le corps de son enfant. Il évoque le fait que dans un autre cas de figure, il aurait peut-être eu à lui payer du whisky, ce qui eut été d’un autre coût. À ce moment-là, il a un rire douloureux. Je redis que ce que chacun rencontre est parfois complexe. Il ponctue en disant : « Il faut bien dire que c’est parfois pas facile du tout. »

Il sort le petit billet de sa poche et me le confie. Je le lis sans faire de commentaire. Adressé à ma collègue, le mot énumère les produits de toilette mis dans la trousse du jeune homme, et dit qu’il y a eu un usage dispendieux des produits de toilette la semaine précédente, et qu’il faudrait veiller à mieux encadrer son fils lors des toilettes. Je salue alors le père de Paul-Maxime et lui demande de transmettre à sa dame notre bonjour. Je rejoins ensuite Paul-Maxime qui est entré à La Villa, puis est allé dans sa chambre et a posé son bagage sur le lit. Il parle beaucoup, les oreilles bouchées. Je prends soin en sa présence de son bagage que je range.

L’heure du dîner arrive ; je le prépare. Je sers les jeunes gens présents ce dimanche soir. Paul-Maxime dîne rapidement et sort de la salle à manger en vitesse. Je le rencontre ensuite dans la salle de bain où il a trouvé refuge, se tenant debout, ses index enfoncés profonds dans ses oreilles, proférant des paroles morcelées, entrecoupées de bruits de gorge longs et sourds que le corps semble alors accompagner de tressautements. Dans cette parole particulière et confuse, je distingue « Non ! Paul-Maxime. Non ! Hummmmmm, produits de toilette. » Je l’interpelle alors en prononçant son prénom et son nom à plusieurs reprises ; il émet un long hummmmmmm, yeux fermés, oreilles bouchées, piétinant sur place. La troisième fois, je redis son prénom et son nom et je lui propose de déboucher ses oreilles. Je dis : « Nous sommes désolées. Nous avons inquiété Mireille Roux [sa mère] en lui demandant des produits de toilette. Nous allons lui téléphoner pour lui présenter nos excuses. » Il se penche alors, débouche ses oreilles et dit « Carteron ! Tu lui téléphones quand ? » Je réponds : « Dès que nous pourrons la joindre. » Il dit alors : « Je te fais une bise ! » Je soupire un « Oh », marquant que c’est de trop…