Not Dancing Queen - Marie Bremond – Le Courtil

n° 52

les ateliers du ri3

Vos contributions sont attendues : 3500 signes, c’est bien.

danielroy@wanadoo.fr ; herve.damase@orange.fr

Modérateur : Jean-Robert Rabanel

« ÉVALUER TUE »

Not Dancing Queen

Marie Bremond – Le Courtil

Dans la veine du texte de J.-P. Rouillon allant contre l'évaluation dans Le feuilleton n°48, et dans un après-coup prolongé des journées RI3, je souhaitais apporter ma contribution au feuilleton, qui, à mon sens, peut prendre la forme d’un lieu de diffusion et de résistance contre l'évaluation, dans le champ qui nous intéresse plus particulièrement, celui de la psychose infantile en institution. Je n'ai pas écrit une vignette clinique de ma pratique au Courtil, mais ai rapporté une vignette et quelques réflexions que j'en tire, lors d'une visite dans un centre de méthode ABA aux États-Unis.

ABA - analyse appliquée au comportement - est cette méthode redoutablement comportementaliste qui s’applique au travail avec les enfants autistes. Non, elle n’a rien de décadent et de festif comme l’ambiance du groupe pop-rock. J’ai eu l’occasion d’aller découvrir dans le Connecticut un centre où s’applique cette méthode, centre planté dans un no man’s land, en bord d’un grand axe périphérique ou s’alignent Mac Donald’s, pompes à essence Texaco, drive-in et autres centres d’ABA

Skinner Lunch Box

J’étais poliment invitée à observer le repas partagé par le groupe d’enfants et leurs éducateurs. « Partagé » signifiait manger à la même heure, le même menu, dans des box séparés.

Michael mange seul avec une éducatrice dans un box. Sur une planche sont disposés les trois aliments qu’il peut manger : du poulet, des raisins secs, et des haricots. Le régime est sans gluten, car, m’explique-t-on, un régime avec gluten favoriserait les troubles autistiques. Sans être donc trop glutten - qui veut dire « glouton » en anglais - Michael doit se saisir, sur un tableau en velcro, d’une des images qui correspondent à l’un des trois aliments proposés, une derrière image représentant les WC. Michael doit manger. L’intérêt n’est pas tant de satisfaire l’oralité que de bien vouloir arracher du tableau en velcro les images correspondantes avant d’avoir sa becquée et, si possible, sans « incitations physiques » de la part de l’éducatrice.

Michael s’emparant à plusieurs reprises de l’image représentant le poulet, il obtient donc la récompense : du poulet qu’il mange goulûment. Voyant qu’il ne mange que cela, l’éducatrice téméraire lui propose alors l’image « haricots » ; Michael accepte de la prendre et comprend qu’il doit manger des haricots. Elle note alors dans sa grille d’évaluation une croix sur la case « se soumet à la suggestion ». Skinner et son rat de laboratoire rodent dans les parages. Cela me rappelle aussitôt l’idée selon laquelle toute forme de suggestion, en tant qu’elle est une contrainte, est une évaluation pure et simple !

Soucieuse de remplir sa grille, l’éducatrice redouble de bravoure pour lui proposer l’image détachable des raisins secs. Il s’oppose ; l’éducatrice note scrupuleusement : « ne se soumet pas à la suggestion ». Soudain, Michael s’empare de l’image « toilettes » ; elle suppose qu’il veut faire un tour aux toilettes. Une fois arrivés face à la porte des WC, Michael fait un petit tour, mais sur lui-même ! Il n’est à aucun moment question de faire ses besoins ; l’éducatrice est perplexe. Par défaut, Michael a choisi la seule option qui puisse dire : il ne veut pas manger de raisin secs ! L’option « je n’ai plus faim » étant laissée à l’arbitrage de l’éducateur devenu évaluateur. La position qui est celle de Michael de choisir d’aller aux toilettes sans les utiliser, pour esquiver les raisins secs, est une invention par défaut ! à défaut d’une clinique du reste !

La voix externe

L’éducatrice me regarde et conclut, grille en main, après la matinée de travail : « Cela n’a pas été un bilan positif ce matin… à la session ordinateur (il devait répéter le nom des membres de sa famille en voyant s’afficher les photos à l’écran), il a refusé de travailler sur les photos de famille, il se rue sur le poste de musique et veut toujours écouter les mêmes thèmes de chansons, des chansons de Noël ! Je finis par craquer et lui autorise cinq minutes de pause pour écouter ces chants. » Puis rien. On ne saura donc jamais si c’est Nat King Cole ou Frank Sinatra que Michael écoute… ou bien encore s’il chérit les orgues, si évoquer sa famille lui inspire l’écoute des chants de Noël, et que sais-je encore.

Cela aurait été une piste qui aurait pu ouvrir à la voix d’une mise en lien entre corps et énonciation chez le sujet autiste. Je vous renvois à ce sujet au travail formidable qui témoigne de la rencontre d’Olivier Brisson, d’un enfant autiste, et d’une radio, travail d’atelier fait à Aubervilliers, et présenté aux dernières Journées du RI3.

Pour les tenants de la méthode ABA : ouvertures, inventions se referment aussi sec sur une danse macabre !

« Face à cette prise en masse où le Un s’obtient de faire taire toutes différences, de les ravaler à produire le semblable, seul l’éveil à la singularité peut nous extraire de cette fascination », disait Jean-Pierre Rouillon dans Le feuilleton n°48. Le Un s’obtient, en effet, tant pour le sujet autiste ravalé au rang d’objet habillé d’attributs « opposant » ou « soumis » selon la méthode ABA, que pour ses éducateurs-techniciens, silencieux, au devenir acéphale, et pour qui la voix interne du surmoi « se fait de plus en plus externe », comme le rappelait Jacques-Alain Miller sur France 3, dans l’émission du 17 septembre 2009, Ce soir ou jamais.