De la fascination à la joie - Jean-Pierre Rouillon

n° 48

« ÉVALUER TUE »

Forum du 7 février

De la fascination à la joie

Jean-Pierre Rouillon

L’évaluation est en train d’envahir, à marche forcée, tout le champ du médico-social. Chacun se trouve pris dans la tenaille entre évaluation interne et évaluation externe. « Il vaut mieux le faire avant qu’on le fasse pour nous, au moins cela viendra de nous. » « De toutes façons, vous n’y couperez pas, c’est cela ou la disparition, la mort. » Voici quelques unes des paroles qui reviennent le plus souvent dans la bouche de ceux qui font subir ou de ceux qui subissent l’évaluation. C’est cela qui domine, au-delà des discours enthousiastes vantant les mérites des cercles vertueux et faisant valoir la notion de performance : la peur, la haine, le renoncement, la lâcheté, le désenchantement, la tristesse.

Tout le monde sait, sans oser se l’avouer, sans oser le dire, que l’évaluation n’est que l’autre face de la grpp, soit la révision générale des politiques publiques, qui vise au démantèlement du service public, et à la diminution des postes. Il ne s’agit que de mettre au point ce qui va servir de preuve scientifique à la nécessité de réduire le personnel, de le déqualifier et de faire disparaître les institutions. Désormais, c’est la société entière qui sera une institution, sous la bonne garde des radars, des caméras, des portables, grâce à l’utilisation généralisée de l’évaluation.

On peut penser que cette attaque ne nous touchera pas, qu’elle nous épargnera, nous qui nous appuyons sur un désir décidé. Avouons-le, l’application généralisée de l’évaluation nous dérobe déjà un temps précieux, elle est cannibale, elle veut tout dévorer. Mais surtout, elle nous enfonce imperceptiblement dans le doute, le sommeil, la torpeur. Lacan nous indique dans le Séminaire xi qu’il est difficile de résister à la pente à se faire l’objet du sacrifice à un Dieu obscur. Nous pouvons maintenant nommer ce « Dieu obscur », il a pour nom « qualité », « évaluation ».

Comment briser l’action de ce signifiant tout seul, de ce Dieu obscur, qui avance masqué derrière les flots de discours et de savoir dont nous inondent les spécialistes en évaluation, management, coaching, plan social, licenciement ? Comment faire entendre une voix qui puisse mettre un frein à cette rave party infinie du bonheur programmé et protocolisé.

Je n’ai pas la réponse, car celle-ci concerne chacun, d’être singulière et d’opérer une séparation d’avec la foule, ne serait-ce que celle des bonnes intentions. Face à cette prise en masse où le Un s’obtient de faire taire toutes différences, de les ravaler à produire le semblable, seul l’éveil à la singularité peut nous extraire de cette fascination.

Il reste une difficulté : comment témoigner de cette expérience, comment aussi la faire passer de la dimension de la solitude à celle du plusieurs et du collectif ? Comment permettre que ce parcours de l’Un à la solitude puisse se réaliser ?

J’ai découvert un bout de réponse ce week-end à Bordeaux lors des journées du RI3 : la joie. C’est ce qui se déduit de la lecture des textes du Feuilleton après les journées. Les participants partent avec une joie dont ils peuvent faire part, une joie qu’ils peuvent transmettre, une joie qui, un temps, arrive à défaire les maléfices de l’évaluation. Cette joie, c’est celle qui nous accompagne, comme un gain de surcroît, à faire le pari de l’invention de ceux que nous accueillons. Cette joie de travailler à plusieurs dans une référence à la psychanalyse, ce n’est peut-être pas ce qui peut contrer directement la force et la puissance de l’évaluation, et des tcc, mais c’est à partir d’elle, en la faisant partager, que nos troupes ne cesseront de se former et de croître. C’est un des enseignements de ces dernières journées et il est urgent de le faire entendre en nous joignant aux bataillons en lutte contre l’évaluation, lors du forum du 7 février.