Urgence à dire - Ariane Oger

n° 41

les ateliers du ri3

« évaluer tue »

Vos contributions sont attendues : 3500 signes, c’est bien.

danielroy@wanadoo.fr ; herve.damase@orange.fr

Modérateur : Jean-Robert Rabanel

Urgence à dire

Ariane Oger

Vadim, six ans, marche tout le temps sur la pointe des pieds, sur l’extrême pointe des pieds. Il portera des semelles de plomb, « comme ça, il sera bien obligé de poser les talons au sol ». Vadim pose les talons au sol. Mais quand il n’a plus ses semelles de plomb, Vadim marche toujours sur la pointe des pieds. Un médecin craint un raccourcissement du tendon d’Achille. Vadim sera plâtré des deux pieds « comme cela, il sera bien obligé d’avoir les chevilles à 90 degrés ». Vadim est plâtré et Vadim marche… sur l’extrémité de ses plâtres. L’équilibre est précaire, mais il s’en arrange, au grand étonnement de tous. Les plâtres enlevés, Vadim continue à marcher sur la pointe des pieds.

Ophélie, six ans, me dit : « Je veux mon doudou. » Une phrase qui vient faire rupture dans son monde silencieux et sans parole. « Où est ton doudou ? » Ophélie me montre le haut d’un placard de la salle à manger de l’hôpital de jour. Je lui donne son doudou. Une voix surgit derrière nous : « Ça ne va pas ! Elle n’est pas allée chercher son image dans son classeur. » Ophélie doit aller chercher une image sur laquelle est écrit : Je veux mon doudou. Je m’étonne, fait valoir l’énonciation d’Ophélie. La voix se fait intransigeante et repose le doudou en haut du placard : « C’est le protocole. Elle est obligée d’en passer par là. Si on loupe une étape, la formatrice a dit que ça ne marcherait pas et on sera responsable. » Ophélie va chercher son image et répète mécaniquement, en séparant chaque signifiant : « je-veux-mon-doudou ». Elle obtient son doudou.

Mathis, quatre ans, veut du pain. Il doit aller chercher l’image du pain dans son classeur. Il n’en est pas au même point qu’Ophélie. Il est « à un niveau inférieur », car, sur cette image, aucun mot n’est écrit. Mathis va chercher l’image du cheval. Il est convié à mieux chercher. Mathis est « de bonne volonté », il y retourne. Il ramène l’image du train. Une soignante l’encourage à différencier les images. Elle lui indique celle du pain. Mathis la prend, lui donne et a son morceau de pain. Il veut un autre morceau de pain. Mathis adore le pain. C’est l’image du râteau, puis celle du chat qu’il va chercher. Un excès d’insistance à ce qu’il fasse usage de la bonne image l’amène à tout jeter en l’air. Mathis n’aura pas de pain. Il prendra celui du voisin, ni vu ni connu.

« La vision périphérique de Mathis est séparée de la vision focale. C’est pour cela qu’il ne fixe pas les objets. Il a un déficit au niveau du champ visuel inférieur. » Mathis est autiste, il n’a aucun trouble organique, ni neurologique, mais il lui faut un plan incliné « pour avoir accès à l’information », explique une orthoptiste lors d’une réunion. Elle précise qu’il n’a pas de problème de vision, c’est juste le regard. J’attrape au vol ses paroles : « Vous faites une différence alors entre le regard et la vision ? » « Tout à fait », me répond-t-elle. « Vous pouvez avoir le regard troublé sans trouble de la vision mais, ajoute-t-elle, il faut rectifier la vision. » Mathis a donc un plan incliné pour faire des exercices. Une soignante indique qu’il semble ne pas voir, même sur le plan incliné, et qu’il ne répond pas mieux aux consignes. Alors, « il faut utiliser des tests à fortes motivations, avec des Smarties ou des fraises Tagada, et, s’il ne répond pas, il faut manger les friandises devant lui, ça lui fera envie. » Mais le conditionnement privation-récompense ne marche pas toujours avec Mathis, sauf quand la voix est trop forte et que Mathis se fait objet de l’Autre.

Vadim, Ophélie, Mathis et les autres… Comment cet hôpital de jour, pris dans une orientation dite psychodynamique, a-t-il pu, en quatre ans, devenir comportementaliste ? Par l’insidieuse infiltration de méthodes d’abord qualifiées de « stratégies éducatives, pour venir compléter le versant thérapeutique », puis par toute une série d’évaluations des enfants à partir de questionnaires, puis par la méthode teacch et enfin par le pecs. Ceci, impulsé par le médecin pédopsychiatre, très angoissé par le réel de cette clinique avec des sujets autistes (ce qui n’est en aucun cas condamnable, sauf à en mesurer actuellement les conséquences), mais surtout angoissé par les demandes récurrentes des parents pour supprimer les symptômes les plus dommageables de leurs enfants et leurs plaintes à l’endroit de l’insistance de ces symptômes. Les infirmiers opposés à ce virage sont partis en se saisissant du roulement (changement imposé de lieu de soins tous les quatre ans pour cette profession), d’autres sont venus, triés sur le volet, pour appliquer ces méthodes. Pas de roulement pour moi, donc je suis restée. J’ai continué à rencontrer ces enfants, à participer aux différentes réunions. Tant que les stratégies éducatives côtoyaient la clinique, celle-ci avait encore droit de cité. Progressivement, l’hôpital de jour s’est transformé en un vaste champ d ‘expérimentation du pecs, les murs couvert d’images, les étagères remplies de classeurs et certains infirmiers allant aussi recouvrir les murs à domicile. La création de petits espaces clos, vides de tout matériel, hormis celui du pecs, dans lesquels œuvrent deux infirmiers et un enfant, pour favoriser la concentration, se sont multipliés. Le discours, lors les réunions, est devenu binaire : il fait, il fait pas ; il est capable, il n’est pas capable ; il a cette compétence, il ne l’a pas. Comment des professionnels, forts d’une longue expérience, en sont-ils arrivés à faire fi de tout ce savoir clinique accumulé ? Progressivement, « on » oubliait de me transmettre des dates de réunions, « on » me faisait taire. Mes manœuvres n’étaient plus opérantes. Je continuais et continue à dire, avec l’idée de faire modestement des petits trous dans un discours ambiant emprunt d’une forclusion du sujet, mais, au-delà de ce qui oppose la psychanalyse et les tcc, un discours abrasant toute dimension humaine, un discours qui, dans sa mise en acte, tue tout désir, se vêt d’une agressivité redoutable sous des airs de bienfaisance. Le sale air de la peur navigue dans les eaux troublées de la pulsion de mort.

La psychologie cognitive continue d’infiltrer tous les champs. Lorsqu’elle se fait signifiant-maître au commande de la rectification comportementale, elle a des effets de refus de savoir, de renoncement au désir et de débilisation de bon nombre de professionnels. Il est urgent de foudroyer la bêtise et de contrer cet envahissement.