Superviser le placement familial ? - Jean-François Lebrun

n° 59

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les ateliers du ri3

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danielroy@wanadoo.fr ; herve.damase@orange.fr

Modérateur : Jean-Robert Rabanel

Superviser le placement familial ?

Jean-François Lebrun

En France, nombre d’enfants relevant de l’ase sont placés en famille d’accueil. Une direction départementale de l’Enfance et de la Famille a choisi de faire appel à des cliniciens orientés par la psychanalyse pour superviser les animatrices de groupes de parole à l’intention des assistantes familiales. Ces animatrices sont pour la plupart également des assistantes familiales ou des éducatrices responsables du réseau, ayant une assez longue pratique ; elles sont dénommées assistantes familiales ressource. Ces groupes de parole offrent la possibilité de réfléchir et d’échanger sur l’accueil des enfants. Il est demandé au superviseur de « favoriser la prise de recul », « d’optimiser leur technique d’animation ».

Mères de substitution

Au fil des réunions, les animatrices rapportent, par bribes, les observations qu’elles ont recueillies. Ce sont des fragments épars, déversés pêle-mêle, et qu’il s’agit de structurer à partir d’une orientation clinique. La demande à laquelle ont affaire ces dames d’accueil, salariées, formées, consiste à se substituer au milieu familial défaillant. Elle doivent faire preuve d’une disponibilité constante. En cas de problème, elles disposent d’une permanence téléphonique. Pour souffler un peu, elles peuvent faire appel à un relai le week-end.

Saluons leur dévouement à prodiguer des soins particularisés à chaque enfant qui leur est confié, parfois nouveau-né. Avec cette volonté d’incarner une mère de substitution, c’est l’idéal de la « bonne mère » qui est mis en avant. Mais il peut être mis fin de façon imprévisible à ce grand investissement envers un enfant : main levée, réorientation, adoption tardive. Certaines, manifestement, manquent de distance face à l’accueil de l’enfant, et rien ne semble prévu pour venir tempérer leurs transports.

Le travail de supervision permet de mettre en évidence que ce qui est en jeu, c’est le statut de l’enfant dans le malaise contemporain, en tant que « condensateur pour la jouissance »1. Comment approcher ce que représente un tel parcours pour ces enfants ? Quelle est leur place dans l’Autre ? D’avoir été retiré de leur foyer parental, où régnait souvent une jouissance sans loi, les voilà ballottés d’institution en institution, avant de se retrouver en maison d’enfance, adoptés, ou bien de retour chez leurs parents ?

L’idéal de l’amour maternel

Les premiers temps de l’accueil sont parfois qualifiés « d’idylle », de « fiançailles » ou de « lune de miel ». Un « coup de foudre » peut inaugurer la rencontre avec un bébé. Une participante me demande ainsi s’il est normal de tomber amoureuse du bébé qui lui est confié, chose qu’elle n’a pas connu avec ses propres enfants. À l’objet choyé peut succéder l’objet rejeté, en un « je le rends » sans appel, lorsque la déconvenue succède aux premiers vertiges, que les symptômes de l’enfant paraissent inassimilables, insupportables.

Inévitablement se pose la question de la place de l’enfant dans le foyer d’accueil. Quel rôle symptomatique vient-il jouer dans le couple des accueillants ? Le partenaire de l’accueillante peut-il opérer comme tiers ? Avec le fantasme de l’amour maternel, quel manque l’enfant vient-il combler dans le désir de la mère d’accueil ? À quelle place se trouve-t-il assigné ?

Une dame se met à pleurer dans un groupe de parole : les parents de l’enfant qu’elle garde sont alcooliques, ce qui lui évoque l’alcoolisme de ses propres parents. Elle fait passer pour sien l’enfant qu’elle conduit chaque jours à l’école maternelle, et qui porte le prénom que son propre fils, mort en bas-âge voici plusieurs années.

Dans le cadre d’un placement familial dit curatif, Jenny Aubry se posait la question, au cas par cas, des contre-indications à l’accueil d’un enfant : « les nourrices chez qui le nourrisson viendrait combler un vide ou pour lesquelles il serait une compensation névrotique, celles enfin qui vibrent exagérément devant les malheurs de l’enfant, ne peuvent pas l’aider de façon durable »3.

Comment déloger l’enfant de son statut d’objet et lui donner accès à une place dans le symbolique ?

Accueil familial à l’abandon

Face aux symptômes de l’enfant, les assistantes familiales se retrouvent souvent bien seules et démunies. L’une témoigne que lorsque les parents viennent chercher leur fille en voiture pour le weekend, ils sont à chaque fois alcoolisés. La petite fille a peur. La décision du juge lui semble parfois incompréhensible.

Cette dame d’accueil, acquiesçant à une demande du service, prend en charge un garçon de 14 ans dont on a fait sentir l’état de nécessité. Elle accepte dans l’urgence, sans se trouver autrement informée de la situation de l’enfant. Elle apprendra par la suite, par bribes, qu’il en est à son troisième accueil et que les précédents se sont soldés par un échec. Le référent, se référant au dossier, évoque la schizophrénie. Effrayée, la dame en perd le sommeil, craignant que dans ses murs se reproduise le drame de Pau. On lui fait alors valoir la schizophrénie en tant que maladie. Elle s’en trouve rassurée, et toute question s’éteint, s’en tenant à ce qu’il prenne bien son médicament ; le côté compassionnel prévaut : « le pauv’tiot ! » Elle a néanmoins installé sur la porte de la chambre du jeune homme une sonnerie qui retentit à chacune de ses allées et venues…

Une énigme indéchiffrable

Éduquer est pour Freud un des trois métiers impossibles. Les idéaux éducatifs se heurtent en outre au réel de la psychose. Les situations extrêmes rapportées en supervision évoquent fréquemment une psychose infantile, parfois très lourde, ou l’autisme. Cependant, il se trouve que le cahier des charges définissant le rôle du superviseur exclut précisément la question du diagnostic. Certes, on voit mal qu’il puisse en aller ainsi au vu des situations rapportées : comment faire l’économie de la structure ? Quel universel de l’accueil familial pourrait-on promouvoir ? Il est permis de douter dans bien des cas du bien-fondé d’un placement en famille. Vraisemblablement, la psychose n’aura pas été repérée.

Une « énigme indéchiffrable », voilà pour Freud le sort réservé à l’enfant pris en charge en institution, dès lors que ceux à qui il est confié ne disposent pas de l’éclairage analytique. Tel est pourtant le cas de la plupart des enfants placés. Freud ajoutait que le moyen le plus accessible aux éducateurs était de « se soumettre à une analyse et de la vivre dans son être. »3

La marge de manœuvre du superviseur est bien limitée, face aux fragments épars qui lui sont rapportés. Elle constite, à chaque anecdote, à s’arrêter, s’étonner, pointer le caractère très singulier de ce qui est rapporté, demander plus de détails, proposer qu’on en reparle à la séance suivante… Faire sentir qu’il y a quelque chose à élucider. Sans cesse, il s’agit de ramener les participantes à un souci du détail pour dire la singularité de cet enfant, de mettre en avant la dimension de la rencontre, et du fait que derrière ces conduites, qui défient le sens commun, il y a un sujet qui émerge. Comment promouvoir l’éthique du sujet de la parole : cet enfant dont on vous a rapporté les symptômes spectaculaires, est-ce qu’il parle ? Que dit-il à son assistante maternelle ? Et elle, lui parle-t-elle ? Un petit de trois ans ne profère que des « oua oua » et des « miaou miaou » ; une jeune fille au seuil de l’adolescence s’alcoolise – la dame n’avait rien vu venir, « tout allait bien » pourtant ; un jeune garçon refuse de se séparer de ses excréments, il les conserve dans une boite – les boites à caca s’accumulent ; une demoiselle laisse trainer dans sa chambre, au milieu de ses affaires, des tampons périodiques usagés. Comment ne pas évoquer la psychose ?

Qu’on leur fiche la paix

D’avoir suggéré que l’on commence par laisser tranquille cet enfant pour qui le temps du repas est un moment très difficile, et qu’on le laisse se nourrir seul dans son coin, sans trop s’en occuper, a eu des effets. Il m’a été rapporté à la séance suivante que désormais il s’alimentait seul, et que ses repas étaient plus apaisés.

Nous avons aussi été amenés à réfléchir sur le dispositif très particulier – une sorte panoptique moderne adapté à la petite enfance, un œil absolu (G. Wajcman)qu’une dame d’accueil avait mis en place pour surveiller les deux enfants qu’elle a en garde, un garçon de 6 ans et demi, « plutôt remuant », et un autre de 3 ans, « plus calme ». Au moyen d’une caméra placée dans la salle de jeu, depuis ses fourneaux, elle les observe sur un écran. Un haut-parleur permet d’envoyer au plus âgé des deux les injonctions qu’elle estime nécessaires : « Va plus loin ! Range ça ! Laisse le petit ! » Nous réfléchissons à ce qui pourrait être dit à cette dame à la caméra. La réponse n’est certes pas évidente, mais il s’agit ici d’ouvrir le champ des possibles...

1. Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 368. (3)

2. Aubry J., Psychanalyse des enfants séparés, Paris, Denoël, 2003p.214.

3. Freud S., Préface à la 2ème édition de Jeunes en souffrance de August Aichhorn, publié dans La petite Girafe n°29.